7 août 2011

Tarkos et Le grand os (1)


"un tournevis dans Nioques 8"

Nioques n°8 (1994)
1994. Le grand os ne s'appelle pas encore Le grand os. Nous préparons mollement le numéro 4 de la revue hélice, devinant sans doute qu'il restera définitivement dans les cartons. Fin du Tournevisme. Nous entendons parler de Christophe Tarkos pour la première fois, en découvrant ses Carrés dans le numéro 8 de la revue Nioques, alors publiée par les éditions La Sétérée.  Adhésion immédiate, fraternité et… grosse claque : on peut donc être assez fou et libre d'écrire ça, comme ça ?!  
"Dans ce cas, essayer avec un petit tournevis. Si cela ne marche pas, essayer avec des clés. Si ça ne marche pas, avec un stylo. Si cela ne marchait pas, essayer avec le petit tournevis et les clés, puis avec le petit tournevis, les clés et le stylo, en même temps. Si cela ne suffisait pas, utiliser les doigts, mettre les ongles, en y glissant le bout des doigts des deux mains, et en appuyant avec les paumes des mains, et en tirant sur les ongles, et en forçant sur les bras, si cela ne marche pas, il faut frapper avec les poings, si cela ne suffit pas, il faut appuyer le dos en poussant sur les pieds calés, et appuyer les épaules et les hanches en poussant sur les bras calés, si cela n'était pas suffisant, cogner les phalanges des doigts, les coudes, et les genoux, et frapper avec le front (…)" (extrait de Carré 70110663339847949329934337).


le grand Tarkos  

1997. Création des éditions Le grand os. Recherche de photographes et d'écrivains. Nous n'avons pas oublié Christophe Tarkos et ses Carrés. Oui, publié par les éditions Al Dante, est alors en librairie. Par l'intermédiaire de son éditeur, Laurent Cauwet, Le grand os envoie timidement une lettre un peu protocolaire à l'auteur de Processe, l'invitant à participer à "l'alimentation en moelle du Grand Os, soit dans un livre futur en association avec un photographe, soit dans la revue que nous comptons créer…" (celle-ci ne verra le jour que dix ans plus tard et malheureusement sans Tarkos, décédé en 2004). Réponse de l'intéressé : "… D'accord pour le tournevisme. Je suis partant. Pour le Grand Os. Pour la revue et les photographies. Pour Agen et Toulouse. Un merci pour le nymphea et l'el Desengaño. Va falloir maintenant concocter. Dans l'impatience de voir l'hélice. Amitiés. Tarkos". Échange de courriers. "Je donnerai du texte. Vous me direz la taille, l'endroit, la mesure, la date, le cadre." Projet de livre. Le grand os envoie les numéros de hélice et des propositions de photographies. Christophe envoie des textes. "Les photos que j'ai reçues sont très belles elles vont bien avec mon écrit je crois que je vois."  "Voici L'argent et toto pour faire d'autres textes j'aimais bien Le pot voilà d'autres, L'argent on peut le monter et le couper comme on veut." Première rencontre à Paris à la galerie de Jacques Donguy, où Tarkos nous a donné rendez-vous.

page intérieure de La valeur sublime, éd. le grand os, 1998

la valeur sublime 

La valeur sublime (couv.)
1998. Le texte Le pot est d'abord pressenti en accompagnement de la série des Paysages recomposés du photographe Xavier Bénony. Ce sera finalement La valeur sublime (que Tarkos nomme L'argent dans ses lettres) et la série Animals du photographe américain Larry Gianettino (1956-2002). (Les paysages de Bénony seront publiés l'année suivante avec un texte de Jean-Luc Parant dans le livre Neuf paysages neufs). Le texte de Tarkos, qui donne son titre à l'ouvrage, a été "retaillé" par nos soins avec la bénédiction, voire les encouragements, de l'auteur (sur la dernière page du manuscrit qu'il nous a envoyé, il a ajouté à la main : "jeu : choisir des phrases de ce texte pour faire un texte"). La valeur sublime, texte de Christophe Tarkos, photographies de Larry Gianettino, troisième titre de la collection du grand os, est publié à 300 exemplaires numérotés, les douze images sont des tirages photos en couleurs, collés manuellement dans les pages de l'ouvrage. 


the man of shit

La sortie du livre, en mai 1998, coïncide avec une exposition de Larry Gianettino dans une galerie d'art, rue Quincampoix à Paris. Le photographe et son galeriste (français) de New-York ont fait le voyage et sont donc présents lors du vernissage. L'équipe du grand os est également là au complet, ainsi que Tarkos, qui a proposé de faire une "lecture" (nous ne savons rien alors des performances et des improvisations du poète). C'est en pleine rue, devant la galerie, que Tarkos décide de dire ses, ou plutôt, son texte. Ni livre ni papier à la main. On le suit dehors. Le galeriste new-yorkais propose à Gianettino, qui ne comprend pas un mot de français, de lui servir de traducteur simultané. Au milieu des badauds de la rue piétonne, de quelques clochards avinés et de notre petit cercle mondain, Tarkos démarre : "Le bonhomme de merde". Son visage s'est métamorphosé, son regard intense semble tous nous traverser, exactement comme si nous n'étions pas là, traverser les convenances, les poses, les façades, la ville entière… Lui est là et bien là, on ne voit que lui ou plutôt on ne voit que son homme de merde ! J'entends le galeriste chuchoter à l'oreille du photographe : "The man of shit". Le texte suit, tendu, simple, violent, brut, tragique et tellement drôle.  Mais pas un sourire sur le visage de l'improvisateur, pas l'ombre d'une inflexion ironique dans sa voix, pas le moindre effet laissant entrevoir une recherche de complicité ou de connivence avec l'auditoire. Le texte, seul, et totalement incarné. A rire ou à pleurer ? Lard ou cochon ? Débrouillez-vous ! Le traducteur simultané, lui se décompose à mesure qu'il devient de plus en plus évident que the shit sera l'unique composante physique et psychique de notre man, mais stoïque, comme un automate, il enchaîne : "I've met a man of shit…" A part lui et Tarkos, on entendrait voler une mouche (à merde ?)… On n'en croit pas ses yeux, ses oreilles, sa cervelle… On ne sait pas si éclater de rire, disparaître sous terre ou simplement se laisser aller à une expérience inconnue, au flux verbal d'une matière qui paradoxalement et en même temps vous désigne et vous nettoie de tout ornement chichiteux ! "And all his thoughts, it was shit…" Il y a des beignes qu'on est heureux d'avoir reçues… Merci à toi, Tarkos, pour celles que tu nous as mises

Ana Tot


 L'homme de merde - Je gonfle, extrait du CD Expressif, le petit bidon (éd. Cactus, 1996)

Aucun commentaire: