30 avr. 2013

À propos de Poèmes noirs (1)


(Equus quagga)

Voici la note de lecture que Michel Ménaché consacre aux Poèmes noirs dans le numéro 1009 de la revue Europe :

Huilo RUALES HUALCA : Poemas negros
traduit de l’espagnol par Aurelio Diaz Ronda, éd. Le grand os, 17 € 
Poète équatorien, né en 1947 à Ibarra, Huilo Ruales Hualca navigue depuis près de trente ans entre « l’asile de fous » (L’Amérique latine) et « la maison de retraite » (l’Europe). Il a reçu à Paris en 1983 le prix de littérature hispano-américaine Rodolfo-Walsh mais c’est seulement aujourd’hui qu’il est publié en français. Le traducteur, Aurelio Diaz Ronda a rassemblé des poèmes de trois recueils : L’ange du gasoil (1999), Pavillon B (2006) et Croupe de zèbre sans rayures (2012).
D’un lyrisme rageur, sulfureux, ces poèmes cultivent la provocation, l’autodérision, l’électrochoc émotionnel, en images fortes, subversives, tantôt marquées d’un expressionnisme cru, voire cruel, tantôt d’un surréalisme fantasmagorique, insolite et fulgurant… 
Dans L’ange du gasoil, le poète (têtard d’ange) se joint à tous les apatrides, s’élance au-dessus du chaos : « je ne suis pas le soleil malgré mes ailes de gasoil. » Cri de révolte contre la barbarie du désordre établi dont sont victimes les enfants persécutés, à l’abandon : « j’ai vu déféquer la police du monde / sur les enfants couleur thé. » Evocation sordide des bas-fonds, visionnaire, exacerbée par le brouillage sensoriel : « j’ai vu un ruffian se faire ronger par les enfants bleus / qui bâtissent avec leurs cœurs de loup une cité secrète /  dans les égouts de Bucarest // j’ai vu et continue de voir l’arôme crématoire de la chair / le goût à chevelure brûlée de l’air…» 
Le second poème de Pavillon B annonce dès le titre la fureur de dire : Une envie de tuer sur le bout de la langue ! La morbidité baroque des images mêle le feu et le sang : « je suis un ange qui a appris l’alphabet dans le feu [...] je suis une goutte de sang sur une tête égorgée. » Parole inspirée et dévastatrice, délire lyrique avec des touches d’humour noir : « le médecin me dit de ne pas manger les nymphes sans les déplumer. »
Toujours en partance pour « mourir de faim grâce à la poésie », dans Croupe de zèbre sans rayures, fuse l’autodérision grinçante : « Toi rêver ? Ne me fais pas rire ou je vais encore perdre mon dentier… » Mais derrière le masque bouffon, la loufoquerie épique, la parodie, perce la souffrance originelle : « j’ai besoin de mettre dans un poème cette forêt incendiée que fut mon enfance / j’ai besoin d’évacuer le tumulte qui est passé sur moi comme une / légion de soldats de plomb aux sphincters abîmés... » L’Europe serait-elle une terre d’asile pour l’auteur ? Aucune idéalisation en dépit de l’attrait. Macabre et fascinante, il la décrit comme « une maison de retraite où l’on fabrique des têtes de mort avec des dents en or. » Et s’il aime les villes nouvelles, c’est que « les assassins y sont joyeux » et que, « en général les villes nouvelles se déshabillent d’un coup / révélant sans la moindre pudeur, presque avec méchanceté, / le mécanisme complexe de leurs prothèses. » Jack Kérouac, Antonin Artaud, Malcom Lowry, fantômes tutélaires traversent en lévitation la poésie  de Huilo Ruales Hualca : « Malcom Lowry boit avec la ferveur du suicidaire rescapé qui a peur d’être éternel. » Autre rencontre mémorielle, apatride, de la noirceur existentielle : « J’ai passé mes nuits dans la rue où a vécu Cioran […] rue qui traverse une infinité de fois le monde…» Entre dégoût sarcastique et sensualité avide, les mégapoles exercent leur attraction. Mais de désillusions amères en fulgurances nihilistes, Moscou, Istanbul, Paris, Varsovie, et autres monstres urbains pavent des pires intentions « les sept enfers de [la] divine comédie » du poète équatorien.
Dans un monde où tout est normalisé, falsifié, « le langage castre, ment, salit, usine, standardise, évide / Le langage tue… » La poésie elle-même, « avec ses griffes », n’est pas épargnée dans ce jeu de massacre : « Pourquoi pleures-tu maman, papa est déjà mort. / Parce que tu es vivant […] Parce que tu as découvert la page blanche / Parce que la page blanche est le portail de l’abattoir / Parce que la page blanche est un asile de fous endormi… » Huilo Ruales Hualca fraternise aussi avec Gamoneda qu’il lit un jour à voix haute dans le métro face à des passagers abasourdis ou en larmes !
On retiendra enfin ce très beau poème composé de variations sur le passage d’une langue à l’autre : De l’érotique de la trahison de la traduction. Jonglerie verbale qui célèbre les potentialités et les fécondations nées de la traversée des langages : « Deux langues faisant d’un seul poème deux poèmes / Deux langues se cherchant dans le corps d’un poème / Deux langues s’éloignant dans le corps d’un poème […] Que la voix de ma langue envahisse le silence de ta langue… »
Le pessimisme de ces Poèmes noirs est paradoxalement jubilatoire. Derrière la dérision subversive et la morbidité mortifère perce une humanité sensible d’écorché vif, une avidité d’être avant de disparaître... Le mérite de la traduction est d’avoir rendu cette poésie palpable, avec ses jongleries nonsensiques, ses licences orthographiques, ses métaphores déjantées, sa fièvre existentielle… En témoigne l’autoportrait désintégré sur lequel Huilo Ruales Hualca laisse le lecteur : « mon visage de poète est un miroir en miettes. / Mon charme est autiste. / Ma mémoire un cimetière cosmique…»

Michel MÉNACHÉ (Europe n°1009, mai 2013)

22 avr. 2013

À propos de LGO 5 (1)



Sous la forme d’un carnet spiralé avec une élégante jaquette, format carré, typo variée mais sobre, une revue 100% poèmes si l’on reprend pour soi la proposition 5 de En guise d’artpoétique de Huilo Ruales Hualca, le poète équatorien traduit par Aurelio Diaz Ronda : « La poésie est mouvement. Le reste, c’est de la prose »*. Ainsi, si l’on se laisse aller à la mobilité, L. Albarracin vous révèle avec Res rerum les 22 arcanes majeures de la Réosophie qui est la gnose des choses et la vraie science des objets, C. Macquet joue de l’ambiguïté du fameux « Traduttore traditore » au-delà même des connus renversements borgésiens, J-F Magre joue de l’envoi postal dans une polysémie de réécritures parodiques de l’échange intime, S. Vizcaino offre deux poèmes dont la dimension tragique, en presque clôture du volume, laisse place à G. Mar, Le long du fleuve, extraits comme en miroir des douleurs qui précèdent.
Yves Boudier, CCP (Cahier Critique de Poésie) n° 25 (mars 2013)

* En fait, la citation est attribuée par H. Ruales Hualca à l'anti-poète Nicanor Parra (photo)


Merci à notre limier anonyme (il se reconnaîtra) qui, au prix de multiples dangers, a obtenu copie de cette note de lecture.

4 avr. 2013

Tchoôl ! / Christophe Macquet




titre : Tchoôl !
auteur : Christophe Macquet

96 pages / 10,5 x 15 cm / dos carré collé
isbn 978-2-912528-17-9 / éditions le grand os / collection Lgo 
avec deux photographies noir & blanc de l'auteur 

parution : 4 avril 2013

9 (+ 1,50 € frais de port)  

ACHETER


ce qu'ils en pensent : 

"L’extérieur attaque de toutes parts et pulvérise le discours ; la perception est toujours fragmentaire, avec rapides changements d’échelle et effets de zoom haute définition. Ce chaos produit un effet de réel en même temps qu’une étrangeté comique." 
Typhaine Garnier. Sitaudis (14 mai 2013). Lire tout l'article 

"Comme un descendant de Cendrars, peu enclin aux chichis et aux esthétismes racoleurs, Christophe Macquet a choisi la voix brutale pour raconter ses histoires. Vraies, "et raides" avec ça."
Eric Dussert. Le Matricule des Anges n°144 (juin 2013). Lire l'article 

"C'est déstabilisant, comme tout ce qu'écrit Macquet (on a l'impression de tourner sans fin dans le tambour d'un lave-linge), mais ô combien grisant. (…) On retrouve là l'énergie si propre à son style trépident, ces trémulations caractéristiques de sa poésie incisive et survoltée." 
Romain Verger. L'anagnoste (26 septembre 2013). Lire l'article  
 

extrait :
" il se lève avec le soleil

le cou endolori mais très en forme

des années qu’il n’a pas dormi comme ça, sans cahots, sans ratures, sans frapper dans les murs, dans l’esquive aux ailes de moiteur, aux froufrous démultipliés, les moustiques ont bien bu, une goutte, à peine, ils zigzaguent bas gravides, rougis par le sang du rouquin, de juste, rassasiés éphémères, dans l’actu de la brume indivisible, Avine fait quelques étirements de hanche, se dirige (tout guilleret) vers la cabane en tôle qui fait office de toilettes et lâche dans l’étang son dernier colombin français 
tu veux l’herbe ou la femme ? lui demande en français monsieur Douze, le tenancier, qui pense avoir senti son homme et qui mime assez tristement la connivence, Avine lui tend son dollar, et l’autre recompte sur le bout d’un doigt spatulé, sensible, il n’a pas la sécurité sociale, son frère est mort de l’encéphalite japonaise, l’année dernière, la crémation fut lente, les touristes ont peur du pays, on dit que les chasseurs de fiel humain rôdent encore autour des villages, quand la lune fait peau neuve, on dit qu’il vaut mieux ne pas voir, que ça donne la conjonctivite, il y a cinq ans, sa deuxième femme, avec le chef de la commune qui a les joues grêlées par la petite vérole, un hélicoptère passe, les touristes ont peur du pays, mais il y en a qui viennent de temps en temps, et puis qui disparaissent, on est gentil, tu veux l’herbe ou la femme, ce n’est pas mon tatouage, qui me sauvera s’ils reviennent, on est cruel, on peut travailler des lombaires et des zygomatiques depuis l’enfance, c’est beau quand même, les échaliers de bambou, les aigrettes au long cou sur le talus des rizières, et puis l’eau vive, les touristes ne sont pas comme nous, les ramboutans, les coupures de courant, l’éléphant qui s’affole, la descente de l’huile du désir, qui dégoutte dans son œil, qui dévaste la scène, les chiens aboient, on les bâillonne, on leur grave un ultime message, en lettres mercenaires, juste au sommet du crâne, c’est magique quand même, les agaves dodus, les cactus à raquettes, les euphorbes, les kalanchoés, qu’on vole, dans les plates-bandes du voisin, l’année prochaine, le chef de la commune qui vient raconter ses salades pendant que nos filles aiguisent leurs couteaux, tu pars ?

ça va, ça va, je ne suis pas un acteur, encore moins un boucher, Teresa y’a pas si longtemps, et la feuille de troène (il pouvait en mâcher un nombre incalculable en rentrant de l’école), c’est dingue, les silences indigènes sont encore plus bavards que les silences de Teresa, j’ai le goût du troène dans la bouche, j’ai le goût du genêt du froid des garennes, des tritons dans les mares, des blockhaus et des goélands qui s’écrasent au pied des falaises, monsieur Douze au revoir ! on ne paie pas l’herbe, il faut marcher ! mais j’aimais ta façon de dire « l’année prochaine »
"


Christophe Macquet est né en 1968 à Boulogne-sur-Mer. Il vit à Buenos Aires, en Argentine, depuis 2006, après avoir passé dix ans en Asie, essentiellement au Cambodge. Il a publié Luna Western (Buenos Aires : éd. Paradiso, 2011) — dont la revue LGO donne de larges extraits dans son numéro 5


Du même auteur aux éditions Le grand os :

cri & co (2008) 

KBACH (2012)