(Equus quagga) |
Voici la note de lecture que Michel Ménaché consacre aux Poèmes noirs dans le numéro 1009 de la revue Europe :
Huilo RUALES HUALCA : Poemas negros
traduit de l’espagnol par Aurelio Diaz Ronda, éd. Le grand os, 17 €
Poète équatorien, né en 1947 à Ibarra, Huilo Ruales Hualca navigue depuis près de trente ans entre « l’asile de fous » (L’Amérique latine) et « la maison de retraite » (l’Europe). Il a reçu à Paris en 1983 le prix de littérature hispano-américaine Rodolfo-Walsh mais c’est seulement aujourd’hui qu’il est publié en français. Le traducteur, Aurelio Diaz Ronda a rassemblé des poèmes de trois recueils : L’ange du gasoil (1999), Pavillon B (2006) et Croupe de zèbre sans rayures (2012).
D’un lyrisme rageur, sulfureux, ces poèmes cultivent la provocation, l’autodérision, l’électrochoc émotionnel, en images fortes, subversives, tantôt marquées d’un expressionnisme cru, voire cruel, tantôt d’un surréalisme fantasmagorique, insolite et fulgurant…
Dans L’ange du gasoil, le poète (têtard d’ange) se joint à tous les apatrides, s’élance au-dessus du chaos : « je ne suis pas le soleil malgré mes ailes de gasoil. » Cri de révolte contre la barbarie du désordre établi dont sont victimes les enfants persécutés, à l’abandon : « j’ai vu déféquer la police du monde / sur les enfants couleur thé. » Evocation sordide des bas-fonds, visionnaire, exacerbée par le brouillage sensoriel : « j’ai vu un ruffian se faire ronger par les enfants bleus / qui bâtissent avec leurs cœurs de loup une cité secrète / dans les égouts de Bucarest // j’ai vu et continue de voir l’arôme crématoire de la chair / le goût à chevelure brûlée de l’air…»
Le second poème de Pavillon B annonce dès le titre la fureur de dire : Une envie de tuer sur le bout de la langue ! La morbidité baroque des images mêle le feu et le sang : « je suis un ange qui a appris l’alphabet dans le feu [...] je suis une goutte de sang sur une tête égorgée. » Parole inspirée et dévastatrice, délire lyrique avec des touches d’humour noir : « le médecin me dit de ne pas manger les nymphes sans les déplumer. »
Toujours en partance pour « mourir de faim grâce à la poésie », dans Croupe de zèbre sans rayures, fuse l’autodérision grinçante : « Toi rêver ? Ne me fais pas rire ou je vais encore perdre mon dentier… » Mais derrière le masque bouffon, la loufoquerie épique, la parodie, perce la souffrance originelle : « j’ai besoin de mettre dans un poème cette forêt incendiée que fut mon enfance / j’ai besoin d’évacuer le tumulte qui est passé sur moi comme une / légion de soldats de plomb aux sphincters abîmés... » L’Europe serait-elle une terre d’asile pour l’auteur ? Aucune idéalisation en dépit de l’attrait. Macabre et fascinante, il la décrit comme « une maison de retraite où l’on fabrique des têtes de mort avec des dents en or. » Et s’il aime les villes nouvelles, c’est que « les assassins y sont joyeux » et que, « en général les villes nouvelles se déshabillent d’un coup / révélant sans la moindre pudeur, presque avec méchanceté, / le mécanisme complexe de leurs prothèses. » Jack Kérouac, Antonin Artaud, Malcom Lowry, fantômes tutélaires traversent en lévitation la poésie de Huilo Ruales Hualca : « Malcom Lowry boit avec la ferveur du suicidaire rescapé qui a peur d’être éternel. » Autre rencontre mémorielle, apatride, de la noirceur existentielle : « J’ai passé mes nuits dans la rue où a vécu Cioran […] rue qui traverse une infinité de fois le monde…» Entre dégoût sarcastique et sensualité avide, les mégapoles exercent leur attraction. Mais de désillusions amères en fulgurances nihilistes, Moscou, Istanbul, Paris, Varsovie, et autres monstres urbains pavent des pires intentions « les sept enfers de [la] divine comédie » du poète équatorien.
Dans un monde où tout est normalisé, falsifié, « le langage castre, ment, salit, usine, standardise, évide / Le langage tue… » La poésie elle-même, « avec ses griffes », n’est pas épargnée dans ce jeu de massacre : « Pourquoi pleures-tu maman, papa est déjà mort. / Parce que tu es vivant […] Parce que tu as découvert la page blanche / Parce que la page blanche est le portail de l’abattoir / Parce que la page blanche est un asile de fous endormi… » Huilo Ruales Hualca fraternise aussi avec Gamoneda qu’il lit un jour à voix haute dans le métro face à des passagers abasourdis ou en larmes !
On retiendra enfin ce très beau poème composé de variations sur le passage d’une langue à l’autre : De l’érotique de la trahison de la traduction. Jonglerie verbale qui célèbre les potentialités et les fécondations nées de la traversée des langages : « Deux langues faisant d’un seul poème deux poèmes / Deux langues se cherchant dans le corps d’un poème / Deux langues s’éloignant dans le corps d’un poème […] Que la voix de ma langue envahisse le silence de ta langue… »
Le pessimisme de ces Poèmes noirs est paradoxalement jubilatoire. Derrière la dérision subversive et la morbidité mortifère perce une humanité sensible d’écorché vif, une avidité d’être avant de disparaître... Le mérite de la traduction est d’avoir rendu cette poésie palpable, avec ses jongleries nonsensiques, ses licences orthographiques, ses métaphores déjantées, sa fièvre existentielle… En témoigne l’autoportrait désintégré sur lequel Huilo Ruales Hualca laisse le lecteur : « mon visage de poète est un miroir en miettes. / Mon charme est autiste. / Ma mémoire un cimetière cosmique…»
Michel MÉNACHÉ (Europe n°1009, mai 2013)
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